vendredi 14 avril 2017

Judas et les judas

14 avril 2012 - 14 avril 2017 
Note : comment concevoir qu'un des intimes du Sauveur ait pu devenir un traître ? Si Notre-Seigneur permit cette chute effrayante, c'est pour donner une leçon à toute l’Église jusqu'à la fin des temps. Ceux que Jésus s'est choisi pour intimes (même les évêques et les prêtres  de la tradition) peuvent devenir, hélas, des judas. Prions pour eux en ce vendredi saint.

Avez-vous jamais entendu l'expression : « un apostat » ? Elle désigne ceux qui connurent la grâce et l'intimité divine et qui plus tard l'abandonnèrent. C'est à eux que Notre-Seigneur fait allusion dans la parabole du semeur : « II n'y a pas en eux de racines ; ils sont inconstants, survienne la tribulation ou la per­sécution à cause de la parole, ils succombent aussitôt ». Appelons-les des « apostats » ; d'autres les appel­lent des renégats.

Personne n'a jamais quitté l’Église, corps du Christ, à cause d'une raison ; beaucoup l'ont quittée à cause d'une chose qui peut être l'orgueil, l'ambition, l'illusion, la sécheresse, la chair, l'un des mille et un succé­danés de la divinité. Ce qui illustrera le mieux cette vérité, c'est l'étude de Judas, l'homme qui quitta Notre-Seigneur pour une chose et de qui le Maître dit : « Mieux vaudrait pour cet homme qu'il ne fût jamais né ».

Un petit enfant naquit un jour à Kerioth. Les amis et les parents vinrent apporter des présents au bébé car il était l'enfant de la promesse. Non loin de là un autre Enfant naissait dans le village de Bethléem. Et parce qu'il était, lui aussi, l'enfant d'une promesse, des amis vinrent, apportant en présents l'or, l'encens et la myrrhe. Ces deux enfants grandirent ; un jour, l'homme de Bethléem rencontra l'homme de Kerioth à la séparation des eaux, et le Seigneur choisit Judas pour son apôtre.

Seul parmi les apôtres, il était originaire de la Judée, et puisque les gens de Judée étaient des administrateurs (économe peut-être polyglotte ?) plus habiles que les Galiléens, à Judas fut confiée la bourse apostolique. Sans doute était-il naturellement le plus apte à cette tâche. Utiliser les dispositions naturelles d'un homme, c'est le garder autant que cela est possible de l'apostasie, de la brouille et du méconten­tement. Mais aussi, les tentations dans la vie nous viennent sou­vent des choses pour lesquelles nous avons les plus grandes aptitudes.

Il faut qu'il y ait d'abord une faute intérieure avant que se produise la faute extérieure. Judas était avare. L'avarice est un péché pernicieux ; alors que les autres vices s'affaiblissent avec l'âge, l'avarice est toujours jeune. La cupidité de Judas se révéla particulièrement chez Simon quand celle qui n'était point conviée, la pécheresse, fit irruption pendant le souper, versa du baume sur les pieds de Notre-Seigneur et l'essuya de ses cheveux. Et la maison fut remplie de parfum.

Judas assistait au repas ce jour-là. Judas savait que la tra­hison du Seigneur était proche. Marie, la pécheresse, savait que sa mort était proche. Mettant le masque de la charité, Judas fei­gnit la colère devant le gaspillage du baume précieux. « Pourquoi n'a-t-on pas vendu ce parfum trois cents deniers pour les donner aux pauvres ? Il dit cela, non qu'il se souciât des pauvres, mais parce qu'il était voleur, et qu'ayant la bourse, il dérobait ce qu'on y mettait ».

Notre-Seigneur ne rendit point à Judas l'affront que lui fai­sait ce dernier. Il y a dans ses paroles quelque chose d'indiciblement triste et de si patient, de si tendre et de si doux : « Laisse-la ». Certes il ne saurait y avoir de gaspillage au service du divin amour.

Il y aura toujours des âmes pareilles à Judas pour se scan­daliser des richesses offertes au Christ dans son Église. Si un homme peut, sans causer le scandale, donner des joyaux à la femme qu'il aime, pourquoi l'âme ne pourrait-elle, en tribut d'amour, verser son abondance aux pieds du Dieu qu'elle aime ?

Notre-Seigneur loua la femme, disant qu'elle l'avait oint pour sa sépulture. Judas fut choqué. Ainsi Il allait donc mourir !

Un peu plus tard, le mercredi de la Semaine sainte, Notre-Sei­gneur prédit à ses apôtres ce qui allait arriver. Judas entendit Ses paroles : « Vous savez qu'après deux jours ce sera la pâque, et que le Fils de l'Homme sera livré pour être crucifié ».

Le Christ allait être crucifié. C'était sûr. Dans le cataclysme général, il fallait que Judas sauvât quelque chose pour satisfaire sa cupidité. « Alors l'un des Douze, appelé Judas Iscariote, alla trouver les Princes des Prêtres et leur dit « Que voulez-vous me donner et je vous le livrerai » ? Et ils lui comptèrent trente pièces d'argent. » Huit cents ans plus tôt Zacharie avait prophétisé : « Si vous le trouvez bon, octroyez-moi mon salaire ; sinon, laissez. Et ils pesèrent mon salaire, trente sicles d'argent ». (Zacharie XI, 12.) Celui qui revêtit la forme du serviteur fut vendu pour le prix d'un esclave.

Le lendemain soir, à la dernière Cène, quand Notre-Seigneur fit Son testament, Il nous légua ce que jamais mourant n'a pu léguer, c'est-à-dire Lui-même, le Sauveur parla de nouveau de la trahison : « ...L'un de vous va me trahir ». Les disciples se regardèrent l'un l'autre, disant : « Est-ce moi, Seigneur, est-ce moi » ?

Aux yeux de Dieu, nulle conscience n'est pure ; nul ne peut être assuré de son innocence. Judas demanda donc : « Est-ce moi, Rabbi » ? Le Seigneur répondit : « Tu l'as dit ». Alors Judas sortit, et « c'était la nuit ». C'est toujours la nuit quand on se détourne de Dieu.

Quelques heures plus tard, Judas descendait la colline de Jérusalem à la tête d'une troupe de soldats. Bien qu'il fît pleine lune cette nuit-là, les soldats ne connaissant pas celui qu'ils devaient appréhender, demandèrent à Judas un signe. « Celui que j'embrasserai, c'est lui, arrêtez-Le. »

Traversant le ruisseau du Cédron et pénétrant dans le Jardin, Judas jeta les bras autour du cou de Notre-Seigneur et d'un bai­ser flétrit ses lèvres. Un mot en retour : « Ami ». Puis la ques­tion : « Trahis-tu donc le Fils de l'Homme par un baiser » ? Ce fut la dernière parole que Jésus adressa à Judas. Judas avait droit au veau gras, mais il préféra le veau d'or.

Seul, Judas savait où trouver Notre-Seigneur à la nuit close. Les soldats l'ignoraient. C'est du dedans que le Christ dans son Église est livré aux mains de ses ennemis. C'est du mauvais catho­lique que vient la trahison. Ce ne sont pas les ennemis qui font à la cause du Christ le plus grand mal, mais ceux que l’Église a entourés dès le berceau et qui ont été élevés dans la foi. Le scandale des apostats fournit des occasions aux ennemis encore craintifs. Les ennemis accomplissent l'œuvre sanglante de la cru­cifixion, mais ceux qui ont vécu dans l'union avec le Christ leur préparent la voie.

Judas montra pour la cause de l'ennemi plus de zèle que pour la cause de Notre-Seigneur. De même, les hommes qui quittent l’Église cherchent en l'attaquant à apaiser leur conscience inquiète. Puisque leur conscience se refuse à les laisser tranquilles, ils refusent de laisser tranquille le guide de leur conscience. Le Voltaire railleur fut le Voltaire qui abandonna l’Église. La haine n'est pas due à l'incroyance, mais bien l'incroyance à la haine. L’Église inquiète les pécheurs dans leur péché ; ils sentent que s'ils pouvaient la chasser du monde, ils pourraient pécher avec impunité.

Mais pourquoi trahir par un baiser ? C'est que trahir la divi­nité est un crime si abominable qu'il faut toujours le faire précé­der de quelque marque d'affection. Que de fois dans les discussions religieuses, entendons-nous une louange du Christ dans son Église, suivie d'un « mais » qui introduit l'insinuation malveil­lante.

Nous pouvons attaquer les choses humaines sans chercher des excuses, nul besoin en ce cas d'un amour hypocrite pour servir de fourreau à l'épée qui tue. Mais en présence du sacré et du divin, il faut feindre l'affection quand l'affection devrait être sans feinte.

Nombreux sont ceux qui attaquent les croyances de l’Église pour la seule raison, disent-ils, qu'ils voudraient garder pure sa doctrine. S'ils s'en prennent à sa discipline, c'est qu'ils veulent conserver une liberté, ou même une licence, qu'ils croient essen­tielle à la piété. S'ils accusent l’Église de n'être pas assez spiri­tuelle, c'est qu'ils prétendent être les défenseurs de l'idéal le plus élevé — pourtant jamais aucun d'entre eux ne nous dit quel point de spiritualité doit atteindre l’Église avant qu'ils s'y rattachent. Mais chaque fois la déférence envers la religion précède l'hosti­lité à l'égard de la divinité : « Salut, Rabbi, et il l'embrassa ».

Le crime ne fut pas plus tôt commis que Judas en éprouva le dégoût. Les sources profondes du remords jaillirent dans son âme, mais, comme tant d'âmes de nos jours, il porta son remords à la mauvaise adresse. Il retourna vers ceux avec qui il avait trafiqué. Il avait vendu le Seigneur pour trente pièces d'argent.

Le prix reçu pour la trahison de la divinité est hors de toute proportion avec sa valeur réelle. Toutes les fois que nous vendons le Christ, que ce soit pour la richesse ou pour l'avancement, tels ceux qui abandonnent leur foi parce qu'ils ne peuvent faire une carrière politique en portant la croix sur leurs épaules, nous nous sentons toujours frustrés au bout du compte.

Rien d'étonnant à ce que Judas reportât les trente pièces d'argent à ceux qui les lui avaient données, et qu'il les envoyât rouler et tinter sur le pavé du Temple en disant : « J'ai péché en livrant le sang innocent ». Il ne voulait plus de ce qu'il avait tant désiré naguère. Tout l'attrait avait disparu. Ceux-là même à qui il rendit l'argent n'en voulurent pas. Cet argent n'était bon à rien qu'à acheter le champ du sang. Il restitua l'argent, les âmes ne sont pas sauvées par l'abandon de leur avoir, mais par le don de leur être.

Éprouver le dégoût du péché ne suffit pas. Il faut aussi le repentir. L’Évangile nous dit : « Judas, qui l'avait trahi, voyant que Jésus était condamné, se repentit ». Mais Judas ne se repentit pas au vrai sens du mot. Ses sentiments changèrent. Il ne se repentit pas envers Notre-Seigneur, « il se repentit en lui-même ». Cela, c'est de la haine de soi, et la haine de soi conduit au suicide. Se haïr soi-même, c'est déjà se tuer. La haine de soi n'est salutaire que si elle est associée à l'amour de Dieu.

La désillusion et le dégoût, c'est peut-être un pas fait dans le sens de la religion, ce n'est pas la religion elle-même. Certains croient aimer Dieu parce que la vie n'a pas tenu toutes ses pro­messes, ou parce que leurs rêves ne se sont pas réalisés. Ils sou­piraient après un bonheur terrestre, il n'a été qu'un mirage. Les dépressions économiques, les chagrins, la maladie, les déceptions les ont peu à peu détachés du monde où ils ne trouvent guère, de plaisir. Ils n'ont plus l'espoir de recouvrer leur jeunesse, ils se mettent à détester faiblement le péché. Ils confondent la sagesse avec la satiété. Ils jugent des vertus par les vices dont ils s'abstiennent. Ils se soucient peu de l'approbation ou de la désapprobation du monde. Les amis anciens ne les intéressent plus ; ils n'en peuvent trouver de nouveaux.

Le résultat c'est, qu'au bout d'un certain temps, ils cherchent un réconfort dans la religion. Ils gardent les commandements parce qu'ils n'ont pas de motif assez fort pour ne pas les observer. Ils cessent de boire, et de se livrer aux autres vices parce que cela ruine leur santé. Leur vertu c'est l'inertie, ils ressemblent à des icebergs dans les courants froids de l'Arctique. Parce qu'ils sont remplis d'anxiété, de complexes et de craintes, ils se mettent à lire Freud et apprennent qu'il faut, d'une manière ou d'une autre, sublimer leurs émotions. Ils se repentent, mais ils se repentent pour eux-mêmes. Ils regrettent leur sort, mais ils ne regrettent pas d'avoir offensé Dieu.

Et quand donc commença la trahison de Judas ? Le premier témoignage de sa chute que nous ayons dans les Évangiles se rapporte au jour où Notre-Seigneur annonça qu'il léguerait sa personne au monde dans l'Eucharistie. Dans la merveilleuse his­toire de ce grand sacrement, s'introduit la suggestion que le Sau­veur savait quel était celui qui le trahirait. Notre-Seigneur venait d'annoncer qu'il continuerait à être présent dans le monde, caché sous la forme du pain. Ses paroles sublimes laissaient entendre que l'union avec lui serait plus intime que l'union entre le corps et les aliments que nous mangeons : « De même que le Père qui est vivant m'a envoyé, et que je vis par le Père, ainsi celui qui me mange vivra aussi par Moi... Celui qui mange ce pain vivra éternellement ».

Notre-Seigneur, sachant ce qui se passait dans les âmes, poursuit : « Mais il en est parmi vous qui ne croient pas ». Et l’Évangile ajoute : « Car Jésus savait dès le commencement qui étaient ceux qui ne croyaient point, et qui était celui qui le tra­hirait ».

La trahison eut lieu la nuit même où Notre-Seigneur donna ce qu'il avait promis de donner pour la vie du monde, c'est-à-dire, la sainte Eucharistie.

Dans tout l’Évangile, aucun récit ne révèle mieux que la tragédie de l'apôtre traître, la puissance qu'a une passion unique pour enlacer, enchaîner un caractère d'homme, pour s'en emparer et le dégrader.

Quelles influences religieuses auraient pu être meilleures que celles dont fut entouré Judas, lui qui reçut dans son esprit, dans sa mémoire et dans son cœur l'empreinte de la Vie unique, incom­parable, d'où rayonnait l'ardeur de la sagesse et de la charité ? C'est donc nous qui le connaissons, nous qui possédons sa vérité et sa vie, c'est donc nous qui pouvons le blesser plus que ceux qui l'ignorent. Peut-être ne jouerons-nous jamais les grands rôles de traîtres ; nous trahirons par des signes insignifiants, pareils au baiser de Judas ; par le silence quand nous devrions prendre sa défense ; par la crainte de la moquerie quand nous devrions proclamer notre foi ; par une critique quand nous devrions porter témoignage ; par un haussement d'épaules quand nous devrions joindre les mains dans la prière. Vraiment le Sei­gneur peut bien demander : « Mon ami, vas-tu trahir le Fils de l'Homme par un baiser » ?

Judas descendit la vallée de Hinnom, la vallée des souvenirs terribles - la vallée de la Géhenne - il marchait sur le sol froid et pierreux au milieu des rochers aigus, entre les arbres noueux et rabougris auxquels ressemblait son âme torturée et tortueuse.  Tout semblait porter témoignage contre lui : la poussière : il y était destiné ; le roc : c'était son cœur ; les arbres surtout parlaient, leurs branches étaient des bras accusateurs, des doigts qui le désignaient ; leurs nœuds étaient, semblait-il, autant d'yeux. Les feuilles frémissaient, refusant de participer à son inutile des­truction. Leur murmure semblait dire que tous les autres arbres de leur espèce trembleraient de honte jusqu'au jour final des Assises Suprêmes.


Prenant une corde dans sa ceinture (comme cette ceinture lui rappelait celle de Pierre où pendaient les clefs du Ciel !), il la lança sur une branche maîtresse, et en assujettit l'extrémité autour de son cou. On eût dit que le vent lui apportait l'écho de paroles entendues un an plus tôt : « Venez à moi, vous qui peinez et qui êtes accablés, et vous trouverez le repos de vos âmes ». Mais il se repentait pour lui-même, et non pas envers Dieu.

Et tandis que le soleil s'obscurcissait, des deux côtés opposés de Sion, deux arbres prenaient place dans l'histoire : l'arbre du Calvaire, celui de l'espérance — l'arbre de Hinnom, celui du désespoir. Sur l'un était pendu Celui qui allait réunir le ciel et la terre ; et sur l'autre, celui qui voulait être étranger à la terre comme au ciel.

Le plus triste, c'est qu'il aurait pu être saint Judas. Il possé­dait ce que possède toute âme : une immense capacité de sain­teté et de paix. Soyons sûrs que, quels que soient nos péchés, sans égard pour les abîmes de nos trahisons, il est toujours une main tendue pour nous étreindre, un visage où brille la lumière du pardon, une voix divine qui nous dit la parole que jusqu'à la fin entendit Judas : « Mon ami ».

Mgr Scheen